Jacob Boehme

Jacob Boehme, né en 1575 et parfois appelé le théosophe de Gorlitz ou le théosophe teutonique, eut une vie séculière tout à fait simple et représentative du milieu ouvrier du 16e siècle.  Les quelques rares informations connues sur sa vie historique nous apprennent qu’il fut simplement un cordonnier et commerçant prospère, qu’il s’est marié à 24 ans et qu’il fut un bon père de famille pour ses quatre fils.  Cependant, même si on le prend souvent pour un simple cordonnier, parfois même inculte, il fit de bonnes études et grandit dans un milieu familial où son père avait des liens avec des cercles d’intellectuels et de théologiens de son temps.

Chrétien et fidèle lecteur de la bible (son œuvre est d’ailleurs remplie de citations bibliques), il aurait été amené, par les luttes et multiples disputes théologiques du milieu luthérien dont il était issu, poussé et déterminé à s’éloigner de ces querelles pour chercher la vérité par la prière et en demandant au Seigneur d’illuminer son esprit.  Il se décrira lui-même plus tard comme un brillant, pénétré de l’enseignement, mais insatisfait de ce que l’Église lui amène.

Si nous laissons de côté la première vision préparatoire, dite de la montagne creuse, c’est en l’année 1600 que Boehme reçut sa première grande vision et illumination en regardant le reflet d’un rayon de soleil sur un pot d’étain.  Cette vision le laissa sept jours muet de stupéfaction et, comme toutes les autres révélations, le renversa complètement puisqu’elle était aussi surprenante pour lui que pour les autres.  Il l’a décrit comme ayant en un instant vu le commencement et la fin de chaque chose et l’engendrement de la Trinité[1].  Il dit aussi avoir vu: « la naissance de la vie au milieu des morts et à la résurrection.  Et dans cette lumière mon esprit à tout de suite vu à travers toutes choses, et dans toutes les créatures, et aussi bien l’herbe et dans tout ce qui pousse, a reconnu Dieu : ce qu’il est et comment il est, et quelle est sa volonté »[2].

En 1610, une autre révélation lui vient et le bouleverse tellement qu’il se remet à l’écriture.  Cependant, Boehme expérimente en premier lieu et tente en second lieu d’écrire la connaissance infuse qui lui arrive comme don du ciel.  Ces écrits donnent non seulement des enseignements littéraires, mais aussi des outils opératifs pour entrer dans la révélation qu’il a vécue.  Comme toute illumination mystique est difficile à transposer en une pensée structurée, Boehme nécessita plus de 2 ans pour se sentir enfin capable de saisir la révélation et de l’exprimer dans son livre Aurora traduit par Saint-Martin sur le nom de l’aurore naissante.  Ce premier livre toucha principalement le domaine de l’histoire de la création et de la chute de Lucifer.  En 1613, soit seulement quelques mois après la parution du livre, de virulentes attaques du clergé de la ville l’accusent de blasphème.  Boehme, n’étant pas sectaire et n’ayant jamais voulu fonder de religion nouvelle, cesse d’écrire ayant comme pensée que l’autorité étant aussi divinement établie, il se doit de la respecter.  Il commencera ainsi ce qu’il nomme son Sabath d’écrire.

En janvier 1619, il eut une autre illumination.  Il n’y tient plus et défie l’autorité en écrivant et publiant 3 ouvrages qui sortirent au court de l’année.  Le plus connu de ces œuvres consistant en son deuxième livre décrivant les 3 principes de l’essence divine, l’histoire d’Adam et de l’humanité.  Le cercle des lecteurs et adeptes croît rapidement.  « Les lettres théosophiques de Jacob Boehme nous montrent bien la nature de ce groupement.  Ce fut une espèce de société secrète comme il en eut tant à cette époque »[3].

En 1620, dans son livre Sex Puncta Mystica, il poursuit son œuvre et on y retrouve les explications sur :

  1. Du sang et de l’eau
  2. L’élection de la grâce
  3. Du bien et du mal
  4. Le péché
  5. Comment le Christ rendra Royaume à son Père
  6. La magie
  7. Le mystère

Finalement, plusieurs autres œuvres vinrent par la suite dont en 1623, le mysterium magnum, son œuvre principale.

Le reste de la vie de Jacob Boehme se trouva être un combat contre le clergé de sa ville et en particulier contre le pasteur Gregorius Richter qui en 1624 parvint à convaincre les magistrats de la ville de demander à Boehme « d’aller planter sa tente ailleurs ».  Jacob Boehme mourut la même année.  Gorlitz prit plus de deux siècles avant de reconnaître son œuvre et de lui ériger un monument.

Boehme créa un courant théosophique qui nourrit l’ésotérisme chrétien, au-delà de l’Église, mais dont l’Amour est à la base comme à la fin de toutes choses.  Son œuvre est importante et a une dimension universelle qui dépasse le temps[4].  Il ne faut donc pas se surprendre que, de même que les théosophes classiques qui vinrent par la suite, il avait au départ un esprit fortement religieux et une liberté de pensée qui dérangeait.

Toute la théosophie de Jacob Boehme s’articule autour d’un grand thème de la mystique chrétienne :  La naissance de Dieu dans l’âme humaine.  Son grand problème, qui domine toute sa pensée, est le problème du mal et des rapports entre Dieu et le monde.  La recherche d’une explication au mal dans un Dieu immanent et bon conduit Boehme à une triple intuition métaphysique : l’intuition d’une liberté s’incarnant dans l’être, celle de l’esprit s’exprimant par le corps et celle de la nécessité d’une lutte et de l’opposition des contraires, du bien et du mal en toute chose, dont la synthèse constitue la vie.  L’esprit domine la nature qui l’enfante et la vie domine la matière qu’elle vivifie.  En ce sens, l’homme deviendra de plus en plus la clé du monde.

L’homme est le gage de la possibilité d’atteindre à une connaissance parfaite de Dieu, et de le connaître à la fois dans la nature par laquelle il s’exprime et dans l’âme où il habite.  Car nous n’arriverons à connaître Dieu qu’en tant qu’il se manifeste dans la nature et par la créature (ce qui n’est pas Dieu Lui-même).   Pour Boehme, Dieu possède une âme et un corps (la nature), il est à la fois dans la nature et dans le monde, il est, en un certain sens, la nature et le monde, mais aussi la source de ses qualités.  L’homme est une créature éternelle et une synthèse plus profonde et plus riche que les anges, il est le microcosme.  Chaque personne humaine est le reflet et une représentation de Dieu; donc il ne peut jamais définitivement être perdu.  Il peut toujours se convertir et obtenir son Salut puisque chacun détermine lui-même son sort et, s’il le veut, le retour à Dieu se fait par la seconde naissance où renaissent dans l’âme, l’esprit et l’image de Dieu.

Pour aller plus profondément dans sa cosmogonie théosophique, il faut savoir que « Boehme conjugue le mythe et le mystère chrétiens et le mystère du Christ, de sa Passion, de sa mort et de sa résurrection est au cœur de sa théosophie. »[5] Chez Boehme, il existe tout d’abord un monde archétypal, une nature supérieure cachée sous l’apparence de notre nature périssable[6].

Boehme fait la découverte de cette union vitale avec l’aspect féminin de Dieu, la substance fondatrice de toute l’histoire de la génération du Verbe et de Dieu Lui-même.  Par cette vision, il se rapproche de la pensée des Pères grecs néo-platoniciens entre autres avec la divine ténèbre de Denis L’aréopagite et de la pensée de Plotin, car pour qu’une pensée puisse se penser, il lui faut un corps pour se voir elle-même.  En ce sens, la vision de Boehme est très plotinienne[7].  Son Ungrund, son sans fond, est l’inconnaissable puisqu’on ne peut penser la pensée que par le corps qu’on lui donne et il est impossible de penser ce qui est la pensée elle-même puisqu’elle précède la capacité de se penser.  L’image et la conception que nous faisons de Dieu sont donc éloignées de la réalité de la divinité.  Boehme dira que Dieu est un amour qui cherche à être aimé et un œil qui cherche à se voir[8], l’obligeant à se créer Lui-même.  Et ce faisant, il place l’existence d’une génération de la Trinité.

L’originalité de la théosophie de Boehme est qu’elle ne se contente pas d’une définition de la Trinité, elle décrit un abîme duquel la Trinité naît.  La divine Sophia est le manteau dans lequel l’éternel s’est enveloppé pour se manifester.  Boehme perçoit en elle, l’élément pur (la Sophia) du chaos originel.  Il inclut cet élément féminin comme une quatrième personne dans la Trinité, comme une matrice primordiale au masculin, ce que l’Église refuse totalement et qui passe très mal du point de vue théologique de son temps.

Pour se voir Lui-même, Dieu créa les deux principes de toutes choses, soit : les Ténèbres et la Lumière.  De prime abord, cette pensée pourrait paraître manichéenne, cependant, « si pour les manichéens ces deux principes sont éternels, pour lui ils ont un commencement [et] Dieu, qui est la parfaite transcendance, est sans commencement, sans fondement »[9] ; sans commencement ni fin de par sa Sophia.  Dans cette éternité immobile à deux principes naît une volonté qui pousse l’Un à sortir de Lui-même et se révéler en s’extériorisant dans sa création[10] :  le troisième principe, notre monde, composé des deux premiers principes.

La nature éternelle est une âme universelle, elle est l’âme éternelle au sein de laquelle Dieu s’engendre pour naître dans un corps glorieux qui est l’incarnation de la forme humaine […] et lorsque Dieu s’engendre dans une âme, cette âme devient son corps.  C’est pourquoi la nature éternelle, au terme de son développement, est le corps de Dieu[11].

En résumé, la structure ternaire et septénaire est la base de la théosophie de Boehme.  Elle vient non pas de d’autres théories, mais de sa propre expérience mystique.  De la Sophie viendra la loi des trois : inspiré de la Trinité.  Le premier principe est la source des Ténèbres, le second la puissance de la Lumière qui s’incorpore et le troisième la génération des mondes.  Les trois sans fond de l’éternité qui s’engendrent en soi-même.  C’est lorsque le second principe, sous forme de Lumière, entre dans le troisième que la création se fait, il faut donc que le troisième arrive avant le deuxième, du moins lors de la création.  Par la suite, la loi septénaire engendre les mondes et les qualifie par ses 7 qualités[12].

Pour Boehme, ce qui importe c’est une bonne vie et non une bonne doctrine, car pourvu que la foi soit sincère, chacune peut mener au salut.  La véritable Église est là où est l’amour et la liberté, et Dieu a des fidèles et des enfants dans toutes les religions.  Les deux livres importants du savoir sont : Le livre de la nature et Le livre de l’Homme.  Sa théosophie sera appréciée par nombre de philosophes, dont Hegel et Schelling, et reprise par la majorité des théosophes dont Saint-Martin et Gichtel qui fut son premier disciple.

 

Dieu et sa Sophia selon Boehme

L’approche théogonique de Boehme ne signifie pas que Dieu ait connu un commencement ou une fin dans le temps ou dans l’espace.  Pour Boehme, Dieu n’est provenu ni engendré de rien, il est l’espace incompréhensible qui n’a pas de borne, ni circonscription, densité ou temps.  Il est le tout et le rien, sans rien avant ni après Lui.  Il est un esprit dans lequel résident toutes puissances, mais, qui dans la non-manifestation, celles-ci ne sont ni bonnes ni mauvaises, mais simplement divines.  Il possède en Lui toutes les qualités comme une seule et même qualité qui peut tout et qui ne peut jamais être altérée, car il n’y a réellement aucune différence en Dieu, et même si la multitude vient de son essence, tout est Un.

Dieu est aussi le commencement et la fin de toutes choses, il laisse de toute éternité sortir de Lui tout ce qui existe, car le tout éternel est venu de Lui par sa production de Lui-même et hors de Lui rien n’existe.  Il est « une seule et unique volonté en laquelle l’univers et toute la création sont renfermés.»[13]  Cette éternelle génération est tout et source de la nature éternelle qui donne naissance à la nature temporelle.  Dieu n’est pas la nature, mais il en est la puissance formatrice de son corps qui est aussi le sien.  Puisque tout sort de Dieu et qu’il est présent en tout lieu, nous pouvons dire qu’il contient toutes choses, mais que les choses ne le saisissent point.  Il ne demeure pas dans les choses, mais dans leurs principes.  Si on veut savoir où est Dieu, il faut ôter la Nature et la Créature, et alors Dieu est le tout.

Il a fait toute chose par son éternelle Sagesse dans laquelle il réside, car il est la force de l’intelligence ou la volonté de cette Sagesse.  L’Ungrund ou la Sophia de Boehme est l’indéterminé, l’abîme sombre qui précède l’être et qui est tout ce qui saurait être exprimé.  Elle est, comme Dieu : sans lieu, éternelle, incréée et non engendrée car avant la création « il n’y avait que le Grand Mystère, où toutes les choses étaient renfermées dans la Sagesse ou contemplation divine, où Dieu se voit comme dans un miroir »[14] dans la Vierge-Mère du fondement éternel.  Elle est le néant qui est la divinité même de Dieu, la Sagesse Une qui est le tout et qui existait dès le début de l’éternité.  La Sophia est la matrice, la racine insaisissable et la source originelle de toutes les qualités.  Dans sa chasteté et sa pureté, elle est comme une image de Dieu en qui sont toutes les grandes merveilles sans nombre.   L’image de toute chose est dans la Sagesse de Dieu et l’éternel miroir de la volonté de Dieu conserve en elle la substantialité de toutes les essences dont Dieu modèle tout ce qui existe dans son esprit et sa puissance.

Dieu, dans la sagesse de la révélation, « comprime le centre en engendreuse, lequel fait l’éternelle mère de l’engendreuse de l’être de tous les êtres. »[15]  Dans son astringence et son sans fond, elle attire à elle le Verbe et représente dans la lumière les mystères de la profondeur de Dieu ;  de l’éternelle génératrice muette du chaos sans fond viendra ainsi la matière.

Pour Boehme, la volonté est une liberté et le principe de toutes choses.  Cette liberté réside dans la profonde Sagesse de la divinité et existait avant la divinité.  Boehme en dit : « L’indéterminé divin existe dans l’éternité avant la naissance de la divine Trinité.  Dieu s’engendre, se réalise à partir du Néant divin. »[16]  Cette théologie apophatique montre la liberté comme le potentiel de toute existence.  La Libre Volonté étant l’union entre Dieu et sa Sophia.

 

La Trinité selon Boehme

La Trinité de Boehme est en fait quadruple, car il y a : le Père, le Fils, le Saint-Esprit et la Sagesse.  Dieu est triple, mais comme nous montre le signe de la croix, il y a 4 points dont la verticale est le Fils engendré par le Père, et l’horizontal une double Mère de la Sagesse éternelle et de sa fille : le souffle de l’expansion de la création par l’Esprit-Saint.  Comme la Sophia était avec Dieu et que lorsqu’il posa le fondement de la terre elle était à l’œuvre auprès de Lui, elle est aussi dans la sagesse de la Trinité dont elle ne peut rien faire sans le Père, le Fils et le Saint-Esprit.

Boehme n’anthropomorphise pas les 3 personnes de la Trinité.  Pour lui, les 3 per-sonna représentent les 3 moyens d’expression distincts d’un Dieu unique et aucune ne peut être supérieur ou à l’origine de l’autre.  Il ne faut pas croire qu’il y ait trois Dieux, mais une seule majesté dont « par-tout est la naissance du triangle en un seul être »[17].  Toutes choses dans ce monde ont été formées à l’imitation de cette Trinité : il y a la puissance d’où provient le corps de toutes choses, ensuite le suc qui est le cœur de l’être et finalement une vertu qui permet la croissance et le maintien.  La Trinité selon Boehme représente ainsi les trois centres qui sont connus dans l’éternelle nature[18].

Le Père est plus précisément la puissance et le royaume.   Le Père EST, cependant il ne peut se connaître sans son corps qu’est la nature. « Car si l’éternelle liberté n’engendroit point l’essence de la nature, il n’y auroit point de Père, mais un rien ; mais dès qu’elle engendre l’essence de la nature, l’engendreur d’où vient l’engendré s’appelle Père. »[19]  C’est donc parce qu’il compacte la volonté dans l’engendreuse de la nature d’où proviennent tous les êtres qu’il est reconnu comme le père de la création.  Tout est venu de Lui, en Lui et par Lui et demeure en Lui éternellement, mais même si nous pouvons voir la nature, la puissance du Père dépasse notre entendement, car il n’y a pas seulement le corps du Père par la nature, mais aussi l’essence du Père céleste.

De Dieu le Père avec sa Sophia, ou de son éternelle Sagesse, sortit le Verbe de lumière et d’amour.  Le fils n’est cependant pas autre ni hors Dieu le Père.  Il est dans le Père, et le Père l’engendre pour devenir son cœur, sa lumière et son amour.  Le Père est Dieu de toutes les puissances, le Fils est l’éclat de la lumière et le Verbe capable d’engendrer l’identité.  Si le Fils ne brillait pas dans le Père, le Père ne serait que ténèbres dans une sagesse sans mesure et rien ne pourrait être mis en existence, car la lumière est nécessaire pour éclairer toutes les puissances du Père.  C’est par le pouvoir du Fils que toutes les joies du Père se déploient, car il produit en Lui la compréhension et celle-ci fait la puissance de la Sagesse divine[20].

Le Saint-Esprit sort du Père et du Fils, il est l’expansion active de la lumière de la volonté.  Comme les 2 autres personnes de la Trinité, il subsiste par Lui-même ; même s’il n’était pas connu dans l’origine du Père avant la Lumière, il existait sous forme d’une sagesse inexprimée.  Dieu a créé le troisième principe pour pouvoir se manifester dans le monde matériel.  C’est le Saint-Esprit qui fera la formation et la configuration du sage plan en potentialité et qui est le chef d’œuvre de la création par l’émanation, l’expansion et le souffle de la puissance de Dieu.  Cette fontaine, qui forme et caractérise tout, est la matrice matérielle de la manifestation en ébullition.  L’Esprit-Saint est le formateur, le mouleur et le producteur de la nature, sans Lui le Père ne serait qu’un éternel repos sans substance.  Cette vie élémentaire consiste dans un bouillonnement de feu pour manifester les merveilles de la multiplicité duquel sort l’éternelle Sagesse de Dieu, et par lequel Dieu a créé ce monde[21].  Il est la vivante mobilité de la puissance du Père.

 

Le passage du non-Être à l’Être selon Boehme

C’est le Père qui prononce le Verbe de lumière vers le bouillonnement de la double polarité du Saint-Esprit.  La lumière rompt les portes des ténèbres et le bouillonnement, qui était conservé dans les ténèbres, sort de son centre pour former le cercle.  La Volonté de liberté a éclairé les ténèbres ; le Père a fécondé la Mère par son cœur de lumière qu’est le Fils et c’est là la seule cause de la mobilité et de la production.  Ce qui accepta la lumière devint la création pour que Dieu puisse se voir Lui-même, mais le reste des ténèbres ne l’ont pas comprise et ne l’ont donc point reçu.  La matrice astringente de notre monde n’est pas hors de l’éternelle matrice, mais lorsque Dieu a mu la matrice par son Verbe, alors la matrice décomprimée a opéré et il en est sorti la manifestation non éternelle dans laquelle brille l’éternelle Sagesse de la Sophia.  Toutes choses, ou la nature de toutes choses, vivent et subsistent dans la circonscription de leur Mère, de laquelle « tout se meut, et par les vertus de laquelle tout est formé pour demeurer en elle éternellement »[22].  Elle est le contenant du corps naturel de Dieu dans ce monde.  Mais ce monde n’est pas la Sagesse, mais qu’une image de la Sagesse car  « dans la Vierge de sa sagesse, l’esprit de Dieu a découvert l’image de Dieu, et le Verbe fiat l’a créée. »[23]

La lumière donne à tout dans ce monde la vie et l’activité en sortant de la génération la plus intérieure pour enflammer à son tour la plus extérieure[24].  La lumière du Fils doit éclairer la source bouillonnante de façon qu’il y ait une connaissance et une compréhension de sa substance.  L’omniscience du Verbe Fiat se jette alors à la rencontre de l’indéterminé et en produit toute différenciation de l’unité pour voir la multiplicité de cette même unité[25].  Éclairant toutes les puissances, il les met en activité car enfin toutes les puissances « se voient, se sentent, s’entendent, s’odorent et se goûtent les unes les autres dans la lumière[26] et vont se lier de diverses manières pour créer la multiplicité et la manifestation.  L’astringence attire la lumière, mais la lumière désire aussi la substantialité sans quoi elle ne pourrait être vue parce que sans substance, la lumière ne peut se voir dans le vide.

Qu’est-ce que le bouillonnement de la pré-manifestation ?  Boehme explique que la Mère, qui est le Saint-Esprit, a en elle la force et les propriétés de toutes les créatures, car sa puissance vient de la puissance de la Sagesse.  Dans ses ténèbres non éclairées, toute qualité est l’une dans l’autre comme n’en faisant qu’une et les 2 formes restent dans les ténèbres tant que la volonté naissance du bouillonnement n’est pas.  Cependant, chaque chose ne peut être révélée que par une autre qui lui résiste, « la lumière ne peut se faire jour sans les ténèbres, le bien ne peut être révélé sans le mal, l’esprit sans la résistance de la matière. »[27]  C’est la double polarité qui créée le bouillonnement et les deux volontés dans un seul Être ne serait rien l’une sans l’autre, mais de la friction des qualités, des images et des formes inverses vient la cause de la vie et de la nature.  Dans la nature, tout est contraire à l’autre, sans cette polarité, il ne pourrait y avoir d’existence dans la forme distincte :  ce qui est spirituel et invisible devint matériel et visible, car le bouillonnement des qualités et des propriétés mises au jour et dans le temps par la lumière de la conscience présente les différentes et infinies couleurs, vertus et puissances de la Sagesse de Dieu.  Cependant, bien que le bien et le mal sont ici-bas présents en toutes choses, autant dans les éléments que dans les créatures, le mal n’existe pas en Dieu, car il n’existe que dans la polarité nécessaire à la création de la nature et de la créature ;  seulement dans l’image manifestée de Dieu et non en lui-même.

La raison naturelle est donc un réfléchissement et une émanation de la Sagesse et du monde spirituel, elle est un reflet de l’éternité pour permettre de se rendre visible.  Car « avant la création, ce monde resta enfermé dans l’éternelle sagesse, comme une invisible figure de l’éternité, et à la fin il a été créé comme un principe particulier, pour qu’il pût apporter en être toutes ses merveilles et toutes ses œuvres »[28].  Cependant, tout ce qui a un commencement a aussi une fin et la substance devenue saisissable aura aussi une mort et un retour à l’unité première.

 

 

Références

[1] M. CAZENAVE.  Jacob Boehme, Les vivants et les dieux : symboles et religions, DVD, 2008.

 

[2] J. BOEHME.  Aurore naissante, http://books.google.ca/booksid=O2E7AAAAcAAJ&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false.

 

[3] A. KOYRÉ.  La philosophie de Jacob Boehme, Troisième édition, Paris, Librairie Philosophique, 1979, p. 50.

 

[4] M. CAZENAVE.  Jacob Boehme, Les vivants et les dieux : symboles et religions, DVD, 2008.

 

[5] Dictionnaire critique de l’ésotérisme.  Publié sous la direction de Jean Servier, Première édition, Paris, Éditions PUF, 1998, p. 217.

 

[6] A. KOYRÉ.  La philosophie de Jacob Boehme, Troisième édition, Paris, Librairie Philosophique, 1979, p. 218.

 

[7] K. LACROSSE.  La philosophie de Plotin,  France, Édition PUF, 2003, 278 p.

 

[8] M. CAZENAVE.  Jacob Boehme, Les vivants et les dieux : symboles et religions, DVD, 2008.

 

[9] Dictionnaire critique de l’ésotérisme.  Publié sous la direction de Jean Servier, Première édition, Paris, Éditions PUF, 1998, p. 218.

 

[10] Ibid., p. 218.

 

[11] Dictionnaire critique de l’ésotérisme.  Publié sous la direction de Jean Servier, Première édition, Paris, Éditions PUF, 1998, p. 219.

 

[12] M. CAZENAVE.  Jacob Boehme, Les vivants et les dieux : symboles et religions, DVD, 2008.

 

[13] J. BOEHME.  De l’élection de la grâce : ou De la volonté de Dieu envers les hommes, Coll. Sébastiani, Édition Sebastiani, 1976, p. 8.

 

[14] Ibid., p. 56.

 

[15] J. BOEHME.  De la triple vie de l’homme, Traduit par Louis-Claude de Saint-Martin, Plan-de-la-tour, Éditions d’Aujourd’hui, 1982, p. 58.

 

[16] J. BOEHME, Jacob.  Mysterium Magnum.  Premier volume, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148bpt6k83951q, p. 17.

 

[17] J. BOEHME.  De la triple vie de l’homme.  Op. cit., p. 21.

 

[18] Ibid., p. 120.

 

[19] Ibid., p. 55.

 

[20] J. BOEHME.  De l’élection de la grâce : ou De la volonté de Dieu envers les hommes.  Op. cit., p. 12.

 

[21] J. BOEHME.  De la triple vie de l’homme.  Op. cit., p. 58.

 

[22] J. BOEHME.  L’aurore naissante : ou, La racine de la philosophie de l’astrologie et de la Théologie, Traduit par Louis-Claude de Saint-Martin sur l’édition d’Amsterdam de 1682, Milan, Édition Sebastiani, 1972, p. 60.

 

[23] J. BOEHME.  De la triple vie de l’homme.  Op. cit., p. 147.

 

[24] J. BOEHME.  L’aurore naissante : ou, La racine de la philosophie de l’astrologie et de la Théologie.  Op. cit., p. 309.

 

[25] J. BOEHME, Jacob.  Mysterium Magnum.  Deuxième volume, http://gallica.bnf.fr/ark:/ 12148/bpt6k83951q, p. 508.

 

[26] J. BOEHME.  Des trois principes de l’essence divine.  Op. cit., p. 24.

 

[27] J. BOEHME, Jacob.  Mysterium Magnum.  Premier volume, Op. cit., p. 10.

 

[28] J. BOEHME.  De la triple vie de l’homme.  Op. cit., p. 248.